Né aux États-Unis en 1957, vivant à New York, John Trotter a été photojournaliste pendant 14 ans pour
la presse nationale et internationale, avant qu’un groupe de jeunes gens ne l’attaque sauvagement le
24 mars 1997 lors d’un reportage, lui causant de graves blessures au cerveau. Laissé pour mort,
il s’est rétabli pendant de longues années au cours desquelles il est revenu à la photographie en
documentant son agression et son retour à la vie.
C’est en 2001 qu’il a commencé son travail sur le
Colorado, photographiant tout au long des quelque 2300 kilomètres du fleuve, depuis ses sources
dans les montagnes Rocheuses jusqu’à son delta asséché, au Mexique, dans le golfe de Californie. Ce
fleuve, dont dépendent aujourd’hui 40 millions de personnes, est emblématique des dégâts causés
par le changement climatique ainsi que par des politiques et des comportements déraisonnables en
termes de consommation, d’aménagement du territoire et d’urbanisme.
Un constat que John Trotter
résume en ces mots : « Nous avons désespérément besoin, en tant que société, de comprendre les
coûts et les conséquences de nos désirs ».
Avec ce Prix, le jury a souhaité aider John Trotter à poursuivre un travail ambitieux, à l’écriture
photographique rigoureuse, qui ne peut se faire qu’en documentant étroitement les villes (notamment
Phoenix, « la ville la moins durable du monde ») et les nombreux cours d’eaux, lacs et canaux qui
alimentent le Colorado. Ce prix marque aussi la reconnaissance du travail d’un homme qui a su,
même si la vie ne l’a pas épargné, poursuivre avec courage et ténacité les buts qu’il s’est fixés à travers
la photographie.
Quatre autres projets ont été salués par le jury :
Ferhat Bouda, pour sa série Les Berbères-Amazighs qui documente la culture berbère aujourd’hui,
du Maroc jusqu’en Egypte. Mathias Depardon, pour sa série Gold Rivers qui documente le Tigre et l’Euphrate, fleuves mythiques
d’Irak et de Syrie. Vincent Gouriou pour sa série sur le genre et la communauté LGBT en milieu rural. Marylise Vigneau pour sa série Article 19 sur les minorités au Pakistan (opinions, genre, religion…).
Depuis 2001, je photographie les conséquences des transformations considérables que l'être humain inflige au fleuve Colorado dans le sud ouest des Etats-Unis et le nord ouest du Mexique. En raison de ces changements, le Colorado ne rejoint plus la mer de Cortés entre la péninsule de Basse-Californie et le Mexique. Le gouvernement américain et l'industrie au nord de la frontière avaient d'autres projets pour les eaux du fleuves et ont divisé en 1922 son débit annuel entre sept Etats des Etats-Unis et le Mexique. Ils ont construit un vaste réseau de barrages, immobilisant une grande partie du courant du fleuve et créant les fondations sur lesquelles le sud ouest des Etats-Unis a été construit. L'Etat de Californie à lui seul est la sixième économie au monde.
Aujourd'hui, près de quarante millions de personnes dépendent directement du fleuve Colorado. Sans lui, la civilisation telle que nous la connaissons dans le sud ouest des Etats-Unis – un monde sans fin de villes tentaculaires, de terrains de golf verdoyants et de production agricole abondante et bon marché – tout cela serait amené à disparaitre. Les détournements gigantesques opérés par la main de l'homme ont forcé le fleuve, qui jadis reliait son cours supérieur glacé dans les Montagnes Rocheuses à une lointaine mer chaude, à alimenter des fermes immenses et des villes bien au delà de son vaste bassin hydrologique d'origine: Los Angeles, San Diego, Phoenix, Tucson, Albuquerque, et les zones agricoles du sud de la Californie et du centre de l'Arizona.
L'extension des eaux du fleuve vers des lieux qu'elles n'avaient jamais atteints a élargi notre notion de la vie en zone aride comme jamais auparavant. Nous avons étendu nos infrastructures à travers le territoire avec l'ambition de recréer le contexte plus ancien et plus humide de l'est des Etats-Unis. Rapidement, nous avons perdu la mémoire de l'état naturel de l'eau et en sommes venus à croire que cette extension serait perpétuelle, que nous ferions plier pour toujours la Nature pour la conformer à nos souhaits grâce à la technologie.
Mais le principe établi en 1922 avait des bases spéculatives: la quantité d'eau promise aux usagers du fleuve était supérieure de 25% au débit annuel moyen. Les estimations basées sur les pluies de l'époque et peu de données historiques étaient très optimistes compte tenu de ce que nous savons maintenant sur le climat du sud ouest.
Selon un rapport des chercheurs de l'université de Californie publié début 2008, le lac Mead – le plus grand réservoir artificiel des Etats-Unis, installé derrière l'immense et iconique barrage Hoover – a 50% de chance de devenir une “Dead Pool” en 2021. “Dead Pool” signifie que le niveau de l'eau tombe en dessous des tuyaux d'écoulement par gravité du barrage, rendant l'eau du réservoir inaccessible en aval. En d'autres termes, l'eau du fleuve Colorado n'atteindrait quasiment plus l'Arizona, la Californie ou le Mexique.
Quand j'ai soumis ma candidature pour la bourse ImageSingulières/Etpa/Mediapart en 2018, j'ai proposé de passer du temps en Arizona car je savais que ce serait l'Etat le plus vulnérable à des pénuries d'eau. Rival amer de la Californie, plus riche et plus puissante déjà avant le pacte de 1922, l'Arizona n'a pas pu amorcer avant les années 70 la construction du Central Arizona Project (CAP), qui lui aurait permis d'utiliser sa part de l'eau du fleuve en créant des canaux à travers des centaines de kilomètres de désert, alors que la Californie utilise plus que sa part depuis les années 40. De plus, la loi qui a autorisé le CAP stipulait aussi que la priorité de l'approvisionnement en eau du CAP serait subordonnée à la part de la Californie en temps de pénurie, simplement parce que la “Loi du Fleuve” garantit un statut privilégié à ceux qui se sont approprié l'eau en premier.
Pendant que je réalisais mon reportage pour le prix, les utilisateurs d'eau en amont et en aval du fleuve négociaient un Plan d'Urgence Sécheresse, dans lequel toutes les parties réduiraient leur consommation d'eau pour garder le lac Mead viable, alors que le bassin hydrologique du fleuve Colorado entrait dans sa 19ème année de sécheresse. Mais alors que la carastrophe continue son approche à un rythme soutenu, combien de temps encore les factions resteront-elles cordiales les unes envers les autres ? Lorsque les dominos commenceront à tomber, peut être prendrons nous conscience de l'interconnexion de tous les éléments du problème.
Alors que je photographiais les alentours de Phoenix, la folie d'installer 4,5 millions de personnes au milieu d'un désert m'apparaissait clairement non-viable, cependant très peu des habitants auxquels j'ai parlé étaient au courant des négociations tendues qui avaient lieu au même moment au sujet de l'eau qui rendait leur existence possible. Le développement immobilier acharné tout autour de Phoenix a défendu obstinément son caractère inéluctable et son pouvoir de créer comme par enchantement ses propres ressources éternelles pour subsister, malgré une accumulation également acharnée de données scientifiques prouvant le contraire. A l'image de la quatrième plus haute fontaine du monde dans la banlieue de Fountain Hills, presque tout ce qui m'entourait semblait totalement improbable, et pourtant était là.
A Yuma, près de la frontière avec le Mexique et la Californie, les mêmes travailleurs mexicains vilipendés par le président Trump récoltaient des légumes cultivés avec l'eau du fleuve Colorado en plein coeur de l'hiver, pour être expédiés vers des foyers à travers les Etats-Unis. Il s'agit d'un luxe dont la plupart des gens n'ont pas conscience, mais qui va bientôt disparaitre totalement, quand il n'y aura plus d'eau.
Mon projet est une exploration de la façon dont beaucoup d'Américains sont déconnectés de l'origine de leur eau, l'une des rares choses au monde sans lesquelles nous ne pouvons survivre. Exacerbé par le changement climatique, il est inévitable que nous payions un jour le prix d'une telle arrogance. Le degré de sacrifice étant encore plus ou moins négociable. Les modes de vie traditionnels et les excès du style de vie “moderne” devront être reconsidérés face à la carastrophe imminente. Je photographie la terre, les gens et leur civilisation au bord de l'effondrement.
John Trotter, 58 ans, a travaillé en tant que photojournaliste de presse pendant 14 ans, aux États-Unis et à l’international, jusqu’au 24 mars 1997, date à laquelle il a presque été assassiné par une demi-douzaine de jeunes hommes, alors qu’il était en mission pour le Sacramento Bee. Les photographies qu’il a prises pendant sa longue convalescence après son traumatisme crânien ont donné naissance à un livre, "The Burden Of Memory" (Le fardeau de la mémoire).
En 2001, John Trotter commence à prendre des photographies à Mexico pour son projet "No Agua, No Vida" à propos de l’altération du fleuve du Colorado par l’humain. Il a photographié la rivière sur ses 1400 miles de long, depuis ses sources dans les montagnes rocheuses jusqu’aux vestiges desséchés de son delta surplombant le golfe de Californie. John Trotter vit à New York depuis les années 2000 et, en 2017, il devient l’un des membres fondateurs de l'agence MAPS.